Autant le reconnaître sans détour
: Gernot Rohr ne fut pas un joueur que nous avons aimé.
Défenseur impitoyable sous les couleurs de Bordeaux,
il fut même un véritable « tueur »,
capable de casser délibérément un attaquant
et de prétendre ensuite, ingénument, un doux
sourire aux lèvres, que c’est le jeu qui voulait
ça et qu’il ne l’avait surtout pas fait
exprès. Pour un peu, trop poli pour être vraiment
honnête, il aurait fait expédier des fleurs
et ses excuses au chevet de sa victime. Il nous souvient
ainsi d’un Bordeaux – Saint-Etienne où
ses agressions répétées et caractérisées
sur Dominique Rocheteau furent d’autant plus scandaleuses
que l’arbitre l’avait laissé agir à
sa guise, sans oser le renvoyer au vestiaire.
Amisse le mystifiait
Pour sa part, il disait simplement qu’il était
un joueur de devoir, on n’ose écrire de consigne
car on voudrait croire qu’il existe peu d’entraîneur
pour demander à un garde chiourme de briser sans
pitié la trajectoire des artistes.
Aimé Jacquet était alors le coach des Girondins
et il souffrait sans doute de voir comment, lors de chaque
rencontre face à Nantes son arrière droit
était mystifié par le feu follet jaune, un
Canari court sur pattes mais rapide, bond dribbleur et expert
en centres en retrait, il s’appelait Loïc Amisse.
Les tacles que Rohr décochait rageusement s’égaraient
toujours dans le vide, le petit Lolo les esquivait prestement
et il taillait de larges brèches dans la défense
girondine. « Mémé Percussion »
finit par trouver la parade en déplaçant Thouvenel
du côté du lutin du FCN : sa morphologie et
sa vitesse de course lui permettaient de mieux contrôler
les actions de l’ailier gauche des Canaris et d’atténuer
les ravages.
Il « assassine » Giresse
Gernot Rohr se « distingua » encore au cours
d’un Bordeaux – Marseille de sinistre mémoire.
Alain Giresse, le maître à jouer girondin,
était alors passé dans les rangs de l’ennemi
marseillais, Claude Bez lui en voulait à mort et
il demanda à son rugueux défenseur de le suivre
à la culotte et de l’empêcher de passer.
Par n’importe quel moyen. Rohr était devenu
« l’homme du président », il s’acquitta
de sa funeste mission d’autant plus farouchement qu’il
vouait à Giresse une haine farouche, attisée
par des différends commerciaux relatifs à
l’exploitation de camps de vacances situés
en bordure de l’Atlantique.
Leader syndical
Vous l’avez compris, ce Rohr-là ne nous était
guère sympathique et le début de sa carrière
d’entraîneur, à Bordeaux évidemment,
ne contribua pas forcément à améliorer
son image. Sous sa férule, les Girondins n’hésitaient
pas à mettre la semelle. Mais la nature humaine n’est
pas une palette uniforme, elle comporte plusieurs facettes,
et il arrive que les plus vilaines en dissimulent d’autres
infiniment plus reluisantes.
C’est un autre Gernot Rohr qui se révéla
à Nice, durant l’été 2002. Plongé
dans la tourmente, l’ancien guerrier de choc se transforma,
au plus fort de la tempête, en leader syndical à
la fois charismatique et humaniste. Le club azuréen
connaissait alors une situation paradoxale. Exsangue financièrement
car il avait été la proie d’investisseurs
désireux d’engranger un maximum de bénéfices,
il marchait bien sportivement. Il venait de gagner sur le
terrain son billet de retour pour la Division 1 qu’il
avait quittée cinq ans plus tôt. Le scénario
avait été ensuite on ne peut plus classique.
La valse des repreneurs
La municipalité niçoise, peu experte en football
mais lasse de verser des millions à fonds perdus,
avait cherché un repreneur et choisi le plus baratineur,
lequel n’est pas forcément le plus compétent.
Il s’agissait en l’occurrence de Milan Mandaric.
Cet industriel américain n’avait pas fait vraiment
de vieux os sur la Promenade des Anglais, il avait revendu
le bébé à des Italiens, notamment les
propriétaires de l’AS Rome qui, ah comme ce
n’est pas bizarre, avaient été également
en contact avec le FCNA avant que ce dernier ne tombe dans
l’escarcelle de la Socpresse. Mais la situation n’était
guère florissante à Nice, surtout en D2 où
les droits télés n’ont rien d’astronomiques,
et les Italiens avaient fini par se retirer, laissant la
place à une cohorte d’affairistes menée
par le Marseillais Jean-Christophe Cano. Ils étaient
cinq, situation qui réduit singulièrement
les parts à l’heure du partage du butin et
l’expérience avait duré seulement quelques
mois. Au soir même du match de la remontée
en D1, Cano avait disparu du paysage. Le déficit
atteignait 30 millions de francs.
Nice interdit de montée
C’était largement suffisant pour faire sourciller
la DNCG. Celle-ci, volontiers impitoyable envers les «
petits », ne s’attaque en principe jamais aux
« gros ». Elle produit surtout du vent, annonçant
à grands coups de trompette des rétrogradations
sur lesquelles elle revient deux ou trois semaines plus
tard, quand on lui présente de « nouveaux »
chiffres. Elle essaie de faire un peu peur et puis elle
s’écrase mollement, on l’a bien vu encore
avec Monaco, à la fin du règne Campora. Avec
Nice, elle s’était dit qu’il n’y
avait guère de remous à craindre et donc peu
de danger. Alors, en juin 2002, elle prononça sa
sentence : non seulement l’OGCN était interdit
de monter en D1 mais il était rélégué
en National. Le club fit, comme tout le monde : appel. Mais
la DNCG maintint sa décision.
Ils s’entraînent sans être payés
C’est alors que Gernot Rohr monta au créneau.
Arrivé à Nice un an et demi plus tôt
pour y occuper un vague poste de coordinateur technique,
il venait d’être nommé entraîneur
à la place de Sandro Salviani, le coach de la montée.
Quand Maurice Cohen, appelé à la rescousse
pour succéder à la bande à Cano, lui
avait annoncé son salaire en D1, Salviani s’était
excusé : « Je crois qu’on a besoin de
moi en Italie, » avait-il dit. Rohr, lui, avait accepté.
Et pendant que Cohen, propriétaire d’une agence
de communication basée à Monaco, s’appliquait
à réunir quelques fonds, le nouvel entraîneur
avait battu le rappel des troupes.
« Reprise de l’entraînement le 2 juillet
» annonça-t-il. « Mais coach, on nous
a dit qu’on ne serait plus payé après
le 30 juin… » objectèrent les joueurs.
Rohr parvint à les convaincre de se remettre tout
de même au travail et surtout de ne pas chercher d’autres
clubs. Mieux, il réussit, sous forme de prêt,
à en attirer de l’extérieur, tels Grégorini,
Abardonado et le Rennais Bigné.
La DNCG recule
Et puis, avec José Cobos, Valencony et Nogueira ils
n’hésitèrent pas à se rendre
à l’assemblée générale
de la Fédération, à Lyon, pour y être
reçus par les pontes de la FFF. Ces derniers n’en
revenaient pas : diantre des joueurs attachés à
leur club, acceptant de s’entraîner sans percevoir
de salaire, ils ne soupçonnaient même pas,
du haut de leurs somptueuses notes de frais, que pareils
phénomènes puissent encore exister. Les joueurs
firent mieux : « On est prêt à renoncer
à nos primes de montée » décidèrent-ils.
Ils acceptèrent aussi de diminuer leurs salaires
et bientôt un véritable courant de sympathie
se forma autour d’eux. De la part des supporters d’abord,
des politiques ensuite qui se montrent toujours prompts
à monter dans un tel train, dès lors qu’ils
perçoivent qu’il y a quelques voix à
en tirer. Le maire de Nice, Jacques Peyrat, trouva soudain
le moyen de débloquer une somme, il promit aussi
un stade neuf pour 2005. La Fédération finit
par comprendre que Nice représentait une force plus
conséquente que prévu et comme le Comité
Olympique avait décrété recevable l’appel
de l’OGCN, la DNCG enclencha prudemment la marche
arrière. Quinze jours avant le début du championnat,
les Aiglons reçurent le feu vert pour partir en D1.
Au grand dam des Messins qui croyaient qu’ils allaient
être repêchés.
Une bande très soudée
Tout le monde pensa que Nice n’avait bénéficié
d’un sursis que pour mieux sauter quelques mois plus
tard. Les pronostiqueurs se montraient quasi-unanimes :
cette équipe de seconds couteaux était vouée
à la descente. Gernot Rohr accomplit alors un nouvel
exploit. Il fédéra les joueurs autour de lui
et en fit une bande qui n’était pas forcément
agréable à voir jouer mais qui engendrait
la joie de vivre. Et en tout cas qui savait se serrer les
coudes, comme si la peur du chômage lui avait donné
une puissance collective supérieure aux autres. Sur
le terrain, les Niçois faisaient corps, ils défendaient
leur camp pied à pied, ils se battaient et ils arrachaient
des résultats. De plus, ils conservaient un véritable
visage humain : ils rencontraient leurs supporters, répondaient
présents quand une fête était organisée
en leur honneur, ils allaient jusqu’à visiter
des prisons. Beaucoup plus que les autres footballeurs,
ils semblaient connaître la vraie vie et ne pas s’inscrire
en marge, dans des coquilles dorées. Et tout cela
grâce à Rohr. A Cobos aussi qui avait décidé
de rendre joyeuses les dernières heures de sa carrière.
Les dirigeants fragilisent l’entraîneur
Nice, à la surprise générale, tint
les premiers rôles durant toute la saison 2002-2003.
Chaque semaine, on annonçait son écroulement
et à chaque fois les Aiglons repoussaient l’échéance.
Le miracle recommença en 2003-2004 et on a cru que
cette saison encore les Aiglons allaient suivre une route
tranquille. Leur football, il faut le reconnaître,
n’avait toutefois rien d’économique,
il était essentiellement axé sur le calcul,
la défensive et l’engagement physique. Rohr
entraîneur n’était pas parvenu à
couper totalement les ponts avec le joueur qu’il avait
été.
Les limites de la méthode ont fini par rattraper
les Niçois. Mais il faut dire que les dirigeants
y ont largement contribué en s’évertuant
à semer la pagaille et à fragiliser la position
de Rohr. Celui-ci, en 2002, avait hérité de
pratiquement tous les postes techniques. Forcément,
puisqu’il n’y avait aucun candidat. Or, sa réussite
avait fini par susciter les jalousies, celle de Maurice
Cohen en premier lieu qui aurait bien voulu que l’on
parlât davantage du président que de l’entraîneur.
Entre les deux hommes, la querelle larvée tourna
à une franche opposition, le président s’efforçant
de diminuer sans cesse les prérogatives et l’influence
de son coach. Il lui reprochait notamment de se prendre
pour le manager et de s’être trompé dans
son recrutement.
L’union sacrée se fissure
Il était clair que le sort de Rohr était scellé
et qu’il n’irait pas au-delà de la présente
saison. Quelques joueurs, les plus anciens surtout, paraissaient
pourtant faire corps avec lui et l’union sacrée
qui faisait naguère la force de l’OGCN s’est
lentement fissurée. La situation au classement s’est
détériorée et Cohen a décidé
d’accélérer la procédure de divorce.
Il a viré Rohr en début de semaine dernière.
L’une de ses premières précautions fut
de demander aux joueurs de ne pas s’épancher
dans la presse. Cela valait peut-être mieux. Car on
se permettra de considérer que Rohr, que nous n’admirons
pas, répétons-le, a été victime
d’une ingratitude rare.
Son successeur, Gérard Buscher, qui fut brièvement
Nantais il y a vingt ans, croit pourtant à l’électro-choc.
En tout cas, il n’a pas hésité à
passer de l’équipe de CFA à celle de
Ligue 1. Il promet du changement et un style plus entreprenant.
On verra bien. Il parle aussi de s’engager physiquement
à fond. C’est peut-être une manière
de vouloir effrayer l’adversaire, Nantes donc pour
commencer. Mais il serait exagéré de prétendre
que cette méthode changera beaucoup par rapport à
celle prônée par Rohr. Le football de muerte,
les Niçois connaissent.
B.V.
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