Lettre à Carrière.
« Eric Carrière, vous êtes un joueur
que nous avons beaucoup aimé, beaucoup admiré.
Vous incarniez un style de football qu’ici, à
Nantes, nous avons toujours prisé. Pour vous, nous
étions prêts à traverser la France,
à aller de stade en stade, rien que pour le plaisir
de vous voir jouer, que pour la joie que vous nous donniez.
Nous avions la faiblesse de croire que cette jouissance
était partagée puisqu’à cette
époque-là une sorte d’enchantement se
dégageait de toutes les offensives que vous inspiriez,
de toutes les esquives que vous multipliiez, de toutes les
feintes et les dribbles dans lesquels vos adversaires s’égaraient.
Vous étiez plus qu’un joueur, un symbole. Avec
vous, nous ne l’oublions pas, Nantes a gagné
deux fois la Coupe de France et enlevé un titre de
champion.
Et puis, un jour de l’été 2001, quelques
semaines après la conquête de ce titre, ayez
donc la décence de ne pas évoquer des ambitions
sportives, vous avez décidé de partir. Vous
ne gagniez « que » 500.000 francs par mois,
on vous en proposait 250.000 de plus ailleurs. Nous comprenons
qu’un salarié désire amasser le plus
d’argent possible, qu’il ait davantage foi en
l’argent qu’en ses couleurs et en son football.
Comme vous dites : la vie de joueur est courte et vous aviez
sans doute à assurer le confort matériel de
plusieurs générations de Carrière.
Nous ignorons ce que nous aurions fait à votre place,
puisque, autant vous l’avouez, 250.000 francs de plus
ou de moins chaque mois, on ne fait pas trop la différence,
on ne sait pas ce que c’est. Pourtant la blessure
que vous nous avez infligés est de celles qui ne
se referment pas. C’est un charme que vous avez rompu,
un amour que vous avez brisé, des illusions que vous
avez piétinées. Vous nous avez cocufié,
il n’y a pas d’autre mot, vous aviez même
poussé l’indélicatesse jusqu’à
jouer un match de championnat avec Nantes, à Guingamp,
une poignée d’heures avant d’empocher
le gros chèque qui vous appâtait.
Alors, excusez-nous, mais nous étions si désemparés,
nous aimons si fort le football que vous incarniez, que
nous vous avons méprisé. Les huées
qui, depuis, ont accompagné chacune de vos venues
à la Beaujoire ont assez souligné la force
de nos ressentiments. On vous entend dire parfois que vous
avez aimé Nantes et son jeu et que vous sentez un
peu redevable envers un club qui vous avait accueilli à
un âge où beaucoup ne songent déjà
plus à faire… carrière. Mais ces déclarations
qui se veulent polies ne sont, à nos oreilles, que
pure hypocrisie et elles ne font que diminuer encore le
peu de considération que désormais nous vous
portons. Nous avons suivi votre trajectoire de loin en loin,
nous ne vous avons pas plaint lorsque l’équipe
de France, que vous aviez découvert tandis que vous
étiez Nantais, vous a oublié. Et nous n’avons
ressenti aucune peine quand nous vous avons vu, la saison
dernière, vous morfondre sur le banc des remplaçants.
Vous qui aimiez tant jouer, assuriez-vous, que lorsque Raynald
Denoueix vous sortait à 10 minutes de la fin d’un
match, afin de vous ménager pour le suivant, vous
entriez dans une colère qui nous faisait sourire.
N’aimez-vous donc plus le football pour avoir accepté
d’être ainsi rabaissé ? Et avez-vous,
au nom de la rentabilité, brader votre honneur, pour
ne pas vous être révolté ? Dans le club
où vous étiez allé, il est vrai, on
ne discute pas, on gagne.
L’été dernier, c’est d’une
oreille presque distraite que nous avons appris votre nouveau
transfert, dans le Nord. Dans un club que nous n’avons
pas à critiquer mais dont le style de jeu, tout de
même, excusez-nous de vous le faire remarquer, ne
correspond que d’assez loin au football que vous aspiriez
à pratiquer. On nous dit que vous gagnez encore beaucoup
d’argent, on est content pour vous, mais que vous
prenez moins de plaisir et que vous n’en donnez même
plus puisque les spectateurs de Félix-Bollaert vous
ont pris en grippe, on n’en est pas mécontent.
« Les attaques sont de plus virulentes, dites-vous,
on m’a lancé « Carrière tu vas
aller en Ligue 2 » Quelle injure, en effet ! Vous
vous plaignez, pauvre chou, et vous dites que vous ne voyez
pas comment modifier l’esprit des gens. Eh bien, voyez-vous,
on se demande si la trajectoire que vous avez choisie d’emprunter
ne contribue pas justement à accentuer l’éloignement
que vous dénoncez entre les footballeurs et leur
public. On pense même qu’entre les joueurs et
les supporters, ce sont de plus en plus les seconds qui
aiment le mieux leur club. Eux, au moins, ne font pas que
courir le cachet, poussés aux fesses par des imprésarios
avides. Au contraire, ils dépensent parfois beaucoup
d’argent pour avoir le plaisir de vous applaudir et,
aussi, le droit, permettez qu’ils le jugent salutaire,
de vous faire connaître leurs opinions.
Vous ne pouvez pas prétendre avoir fait preuve de
respect à l’égard du public nantais,
ne geignez donc pas si celui de Lens, à présent,
vous accable, déjà que celui de Lyon ne vous
portait pas spécialement dans son coeur. La vie,
qui sait parfois être juste, réserve souvent
ce genre de retour de bâton. Et si vous vous sentez
trop malheureux, consolez-vous : consultez votre compte
en banque, vous aurez les satisfactions que vous méritez
»
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