« L'autre jour, alors que je venais de réunir les joueurs pour leur parler avant le match, j'ai vu que deux groupes bien distincts s'étaient formés. D'un côté, se tenaient ceux qui ont été formés au club, de l'autre ceux que le club a achetés au fil des mois. Et je me suis aperçu que le groupe des seconds était plus conséquent que l'autre. D'habitude, je ne fais guère attention à ces choses-là, mais la séparation entre les deux blocs était si flagrante que soudain elle m'a sautée aux yeux. Et je me suis dit que le FC Nantes est en train de mourir. »
Quel entraîneur nantais a prononcé ces phrases ? Et de quand datent-elles ? Serge Le Dizet avant-hier ? Non, vous n'y êtes pas. Ces déclarations, un brin désabusées, ont presque vingt ans. Elles ont été prononcées par Jean-Claude Suaudeau, quelques heures après qu'il ait été viré par Max Bouyer. On était en mars 1988 et le FC Nantes se préparait à vivre quelques unes des plus noires saisons de son histoire.
Une logique commerciale et non sportive
Oui, Suaudeau, le génial Suaudeau, l'inflexible Suaudeau, s'était laissé, bon gré mal gré, embringuer sur un navire qui battait de l'aile et tanguait de toutes parts. Il n'avait pas pu ou pas su s'opposer à son président, Max Bouyer, un homme apparemment brillant, affairiste, « bien propre sur lui » comme on dit, dévoré par l'ambition et persuadé que l'argent était la solution à tous les problèmes. Suaudeau avait subi le départ de plusieurs éléments de base et il avait accepté l'arrivée de pseudo-vedettes, des joueurs acheté cher n'importe où, n'importe comment et dont la venue relevait d'une logique commerciale et non sportive.
Bouyer ne promettait pas la sixième place, il voyait plus haut : « on jouera l'Europe en 1992 » avait-il assuré. Bouyer parlait beaucoup, il se voulait proche des joueurs, il souhaitait être vu, entendu, applaudi. Toute ressemblance avec une personne existant actuellement serait bien sûr tout à fait fortuite.
Le FC Nantes perdait ses valeurs et son jeu
Suaudeau s'était d'abord laissé plus ou moins séduire, il avait cru que le nouveau président serait en mesure de résoudre les problèmes financiers qui avaient parfois limité ses ambitions et entraîné les départs des Tusseau, Bossis, Touré, il avait même remercié Bouyer quand ce dernier était allé chercher à Anderlecht, voyez-vous ça, un joueur réputé s'appelant Francky Vercauteren . Un international. « Il y a longtemps que je pensais à lui » s'était félicité Coco. En fait, il y avait trop longtemps : Vercauteren avait atteint un certain âge, il n'était plus qu'une star sur le déclin et il s'était montré bien incapable de répondre aux attentes que sa venue avait suscitées.
Dans le même ordre d'idées, on pourrait citer un Argentin du nom d'Olarticochea, recruté lui aussi à prix d'or et qui, à l'usage, s'était révélé une sorte de Viveros, en tout juste un peu moins volumineux. « Pourtant, il a été champion du monde avec l'Argentine » pleurnichait Bouyer quand on s'étonnait qu'il ait acheté si cher un mercenaire si peu concerné par le sort de son club.
Le FC Nantes perdait ainsi ses valeurs et son jeu, il était de moins en moins alimenté par son centre de formation, soit parce que les jeunes de valeur y étaient devenus rares soit parce qu'on ne leur faisait pas confiance.
« J'emmène ma qualité de jeu »
Et Suaudeau avait dû admettre que Bouyer ne constituait pas la solution souhaitée, qu'il avait compliqué la situation au lieu de l'améliorer. Alors, vaille que vaille, il s'efforçait de rafistoler un football qui menaçait de partir en quenouille. Les changements dans l'effectif étaient si nombreux et si fréquents que le génial alchimiste n'avait plus le temps de mettre en place ses nobles idées, de les faire comprendre, de trouver les formules magiques.
Or, Max Bouyer était pressé, il ne voyait que les résultats immédiats et il avait besoin de victoires pour que d'une part sa crédibilité ne soit pas ébréchée et que d'autre part le club ne s'enlise pas dans un déficit financier chronique. Car évidemment, à force de faire venir des joueurs par pleins wagons et de les revendre souvent à perte les caisses sonnaient de plus en plus le creux.
Il lui fallait un coupable pour payer ses fautes, il le trouva, schéma classique, en son entraîneur auquel il annonça, trois mois avant son terme, que son contrat ne serait pas renouvelé. Suaudeau eut alors cette formule qui est entrée dans l'histoire : « je ne pars pas seul, j'emmène ma qualité de jeu. »
Il ne s'était pas trompé. Max Bouyer confia le FC Nantes à un charlatan, Miroslav Blazevic, copie quasi-conforme du Vahid Halilhodzic d'aujourd'hui. Un homme à cheval sur la discipline et la rigueur défensive, affable avec les médias, capable de réaliser des coups, il le prouvera durant la Coupe du monde 1998 avec la Croatie, mais pas de donner une véritable identité de jeu à une équipe. Pas de d'œuvrer sur le long terme, de bâtir.
Nantes était devenu affreusement banal
Les miettes du football nantais que Suaudeau s'était appliquées à préserver furent irrémédiablement balayées et Nantes devint une équipe comme les autres, affreusement banale, préoccupée d'abord par le tableau d'affichage et non la qualité et l'intérêt du spectacle. La sanction fut aussi terrible que prévisible : en 1992, le FCN ne se qualifia pas pour l'Europe comme l'avait annoncé son président, il lui fallut déposer le bilan et sans un tour de passe-passe administratif (création du FC Nantes—Atlantique) il serait descendu en Division 2. Blazevic, lui, avait été débarqué en 1991, après un 6-0 encaissé à Marseille, et il avait fallu rappeler Suaudeau pour relancer la machine. Le petit mécano au regard de braise y était parvenu, il avait patiemment remis en place le puzzle de son jeu, il avait restauré l'identité footballistique du club. Mais il ne pouvait pas tout faire et notamment alimenter un compte en banque que la politique conformiste de Tartarin-Bouyer avait plongé dans le rouge. Bouyer s'en alla, personne ne le regretta, sauf les agents de joueurs et les mercenaires, et le club repartit avec les jeunes de son centre de formation auxquels Raynald Denoueix avait appris l'essentiel. Il n'y eut, finances obligèrent, qu'une seule recrue cet été-là, un défenseur assez anonyme qui s'appelait Serge Le Dizet. Mais le FC Nantes repartit enfin du bon pied
On fait du commerce et des promesses, on oublie le jeu
Pourquoi rappeler ces pages d'histoire aujourd'hui ? Eh bien, parce qu'on l'a dit, on y retrouve plusieurs similitudes avec celles qui menacent de s'écrire à présent. Le FC Nantes est dans une situation assez comparable à celle d'il y a vingt ans. Il oublie ses principes, on se demande même s'il ne les renie pas. Son jeu s'étiole, il n'a plus guère de jeunes, il achète à tout va, il perd ses bases et ses valeurs et pourtant, à sa tête, on persiste à claironner de hautes ambitions. « Il faut terminer dans les six premiers, » affirme Rudi Roussillon. Pourquoi six et pas cinq ou sept ? En fait, on prend, cette fois encore, le problème à l'envers. On parle beaucoup, on fait du commerce et des promesses, on oublie le jeu.
Le FC Nantes est devant une saison qu'il faut bien considérer comme s'annonçant de transition. Il ne sera pas champion de France, on en a peur. On veut croire qu'il ne descendra pas non plus en Ligue 2. Alors, il faudrait travailler pour l'avenir, s'appliquer à construire une équipe, à la faire progresser. A soigner la qualité du jeu en évitant de se mettre une pression inutile en annonçant : « on va finir 6è. » Ils sont douze présidents au moins à prétendre à pareil objectif et à croire que le football se met en équation comme les affaires qu'ils traitent en banques. A oublier qu'au bout du compte, il faudra bien établir un bilan, bien sûr, mais aussi un classement. Ce qui entend que sur ces douze présidents, six au moins vont rater leur cible et passer pour des idiots. On entend déjà certains dire : « Mais c'est bien qu'un président de club, qui est aussi un chef d'entreprise, annonce ainsi un objectif. » Ah bon ! C'est bien ? Mais prétendre cela n'est-ce pas supposer clairement que la majorité des présidents sont des gens parfaitement stupides ? Et qu'en prime ils prennent les supporters, et même leurs joueurs et leurs entraîneurs pour des gogos ?
Recrutement haut de gamme ?
Serge Le Dizet n'est pas Suaudeau, il s'en est réclamé mais il ne l'a pas encore montré, on peut même lui reprocher des plans de jeu trop frileux et un manque de conviction dans ses discours sur le football à la nantaise. Il n'en reste pas moins qu'il serait sans doute meilleur si on le laissait s'activer en toute tranquillité. Si on ne l'obligeait pas à obtenir sur le champ des résultats qui se situent peut-être hors de portée de ses joueurs, surtout s'ils évoluent sans véritables idées directrices. Car enfin, il convient de ne pas se leurrer : Nantes n'a quand même pas fait un recrutement haut de gamme. Il a agi en fonction de ses moyens financiers, laissent entendre Roussillon et N'Doram et l'avenir nous dira peut-être que les pioches ont été bonnes. En attendant, Rossi et Oliech, deux des « renforts » de ces six derniers moins étaient sur le banc, au départ de Nantes – Troyes. Quant à Cubillier, il se déplaçait péniblement avec des béquilles, situation qui amena Savinaud à jouer une fois de plus à un poste qu'il semble apprécier de moins en moins. Cubilier, notons-le au passage, a eu 27 ans le 9 août dernier et il en est à seulement 99 matches en Ligue 1. Jouera-t-il plus souvent que Savinaud ? A propos de l'effectif on soulignera une fois encore que Nantes, qui n'est pas attendu par un calendrier ultra-chargé, n'a pas besoin d'une grosse vingtaine de joueurs du même niveau mais d'un petit groupe d'excellents titulaires, susceptibles de tirer l'ensemble vers le haut. En s'appuyant sur la qualité du jeu et la promotion des jeunes. Il ne faut pas 22 joueurs interchangeables, mais 12 très bons et d'autres qui comblent les défections ou frappent avec une insistance croissante, parce qu'ils sont jeunes, à la porte de l'équipe première.
C'est quoi réduire le temps au maximum ?
On se trompe peut-être. Mais il ne faudrait pas que le président, comme Bouyer autrefois, trompe son monde. Nantes a besoin de patience, pas de paroles en l'air. « L'humilité n'exclut pas l'ambition, au contraire, » a noté Serge Le Dizet. Qu'on le laisse en paix. Qu'on lui demande seulement, mais c'est déjà beaucoup, de faire progresser son groupe en essayant de donner le maximum de plaisir aux spectateurs et aux joueurs, lesquels se sentiront sans doute mieux dans leur peau s'ils n'ont pas sans cesse le couteau sur la gorge.
Rudi Roussillon semblait en être conscient lorsqu'il a déclaré à « L'Equipe » : « Nous avons un problème de réglages, liés notamment à l'intégration des nouveaux. Quand on fait appel à des étrangers, il y a forcément des problèmes d'adaptation, ça va prendre du temps. » Il ajoutait pourtant « Il faut réduire ce temps au maximum. » Sans doute. Mais c'est quoi le maximum, ou le minimum, on ne sait pas trop, qu'il accorde à son entraîneur ? « Maintenant, il faut des résultats, ajoutait-il, le FC Nantes doit gagner des matches pour être bien classé et donc gagner de l'argent… »
On aurait préféré qu'il dise qu'il faut du jeu, du calme, de la patience, de la sérénité, du plaisir. On aurait voulu qu'il montre par son attitude et sa réserve qu'il n'est pas le Max Bouyer moderne et qu'il ne se conduira pas comme son sinistre prédécesseur, il y a vingt ans. Qu'il ne commettra pas les mêmes fautes. Serge Le Dizet est ce qu'il est, un entraîneur encore jeune, il vaut mieux qu'un charlatan et cela nous désespérerait que Roussillon aille en chercher un, sous prétexte qu'il a un nom qui se termine par ic. Comme Blazevic.
B.V. le 29 août 2006
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